Des questions simples aux réponses complexes: Partie 6

Par : Deborah Eerkes

Q. : Comment un établissement d’enseignement peut-il, avant même de lancer une enquête, imposer des conditions ou des restrictions à une personne ayant présumément commis une inconduite?

R. : Si on a motif à s’inquiéter, on a aussi motif d’agir. Grâce à André Costopoulos, c’est devenu notre mot d’ordre au décanat des affaires étudiantes à l’Université de l’Alberta.

Les conditions ou restrictions qu’on appelle mesures provisoires — je préfère le terme mesures immédiates, qui commence à se répandre — ne demandent pas une enquête ni un constat d’effraction de la politique puisqu’elles ne sont pas punitives. On les impose quand l’information communiquée au moment du dévoilement (déclaration) est raisonnablement crédible et que d’après cette information : 1) la politique semble bien avoir été enfreinte ; et 2) on a des motifs raisonnables de croire que la partie mise en cause pourrait causer du tort à celle qui a déclaré l’inconduite ou, encore, s’avérer dommageable pour le campus en tant que milieu de travail ou d’apprentissage.

Il ne faut pas confondre les mesures immédiates avec les mesures d’accommodements raisonnables (on parle aussi d’arrangements, d’aménagements ou de modifications scolaires) offertes à la personne survivante sur demande et avec son consentement. Les mesures immédiates visent uniquement la partie mise en cause. Elles peuvent servir une variété d’objectifs, notamment :

  • Assurer la sécurité de la partie déclarante ou la sécurité du campus en tant que milieu de travail ou d’apprentissage;

  • Réduire ou éliminer les facteurs qui, vu l’objet de la plainte, pourraient entraver l’accès de celle-ci au campus;

  • Prévenir ou décourager les représailles;

  • Prévenir les dommages (préjudices) additionnels;

  • Préserver l’intégrité de la procédure d’enquête, le cas échéant.

Permettez-moi de réitérer au cas où ça ne serait pas clair : les mesures immédiates ne devraient jamais servir à responsabiliser ou punir. C’est là le but des mesures disciplinaires, lesquelles nécessitent d’abord la tenue d’une enquête. Les mesures immédiates sont des précautions. Elles ne sont pas inscrites au dossier disciplinaire et ne prouvent pas non plus que la personne visée a commis une inconduite. Quelques précisions additionnelles :

  • Les mesures immédiates doivent restreindre les privilèges sans entraver les droits.

  • Elles sont établies en fonction des besoins de la partie déclarante ainsi que de son droit d’étudier ou de travailler dans un cadre exempt de violence et de harcèlement.

  • La nature des mesures doit concorder avec l’objectif poursuivi. Par exemple, si l’inconduite dévoilée concerne des textos à connotation sexuelle, la solution pourra consister à interdire les communications.

  • Les établissements d’enseignement devraient se montrer créatifs plutôt que de puiser dans un « catalogue » de mesures préétablies ou de simplement reproduire les mesures antérieures. Les mesures doivent être adaptées à la situation et aux personnes impliquées; il n’y a pas deux cas exactement pareils.

  • On doit faire preuve de souplesse et considérer à la fois l’efficacité des mesures et leurs répercussions sur la partie mise en cause. Il faut aussi les modifier si les circonstances évoluent.

  • Il faut établir des balises temporelles, soit une date d’expiration (par exemple, à la fin de l’enquête ou à la fin du semestre) ou une date de révision, à laquelle on évaluera si les mesures demeurent nécessaires. Si oui, l’établissement les reconduira telles quelles ou les modifiera pour mieux remplir les objectifs visés, à la lumière des circonstances. Inversement, si elles n’ont plus leur raison d’être, il doit les éliminer. 

  • Il faut s’en tenir au minimum requis pour atteindre l’objectif qui a été défini. Autrement dit, les mesures doivent convenir aux circonstances en plus d’être justifiées et raisonnables.

Heureusement, dans bien des cas, on peut convenir de mesures volontaires avec la personne mise en cause si on prend le temps de lui expliquer les effets que sa conduite a sur autrui. Lorsqu’il devient nécessaire d’imposer des mesures immédiates, il faut garantir un minimum d’équité procédurale à la personne visée, même si les mesures ne briment pas ses droits. L’équité procédurale exige qu’on l’informe de la nature des allégations formulées contre elle, de l’identité de la ou des personnes à l’origine des allégations et de son droit à une décision impartiale.

Parfois, les mesures immédiates peuvent avoir des conséquences indésirables. Par exemple, si des inquiétudes pour la sécurité du campus poussent l’établissement à bannir temporairement la partie mise en cause du campus, pour éviter que les mesures aient un effet disciplinaire sur elle, on tâchera de lui offrir une façon de poursuivre ses études sous une autre forme. Quand il s’agit d’un ou une employée, cela implique presque toujours un congé rémunéré. Je vous encourage toutefois à voir plus loin et à envisager la mise en place de ressources qui permettent à cette personne de se conformer aux mesures immédiates tout en remodelant sa conduite pour l’avenir. Dans la mesure du possible, tâchez de favoriser son accès à une aide thérapeutique ou créez un cercle de soutien et de responsabilité adapté à la réalité du campus. 

Indépendamment du soutien offert, un petit pourcentage des personnes mises en cause refusent les mesures immédiates. Un établissement doit donc prévoir comment réagir dans ces cas, sachant que ses interventions doivent être justifiées et proportionnelles aux comportements problématiques. Si le non-respect des mesures mène à craindre pour la sécurité du campus ou de la personne survivante, il peut être nécessaire d’appliquer des restrictions plus sévères. Si l’inconduite revêt un caractère intentionnel, il pourrait y avoir lieu de prendre des mesures disciplinaires. 

Bien conçues et bien appliquées, les mesures immédiates sont un outil précieux, centré sur les besoins de la personne qui a subi la violence. Nous savons que les violences à caractère sexuel font rarement l’objet d’une plainte. De nombreuses raisons expliquent cet état de fait : désir de la personne survivante de s’épargner un processus long et éprouvant ou d’épargner à l’autre partie le préjudice de mesures disciplinaires; crainte des représailles ou des répercussions sur leur vie sociale; impression que l’inconduite n’était pas assez grave pour justifier une plainte; conviction que ce qui est arrivé est, au moins en partie, de leur faute. Il est néanmoins raisonnable de penser que les personnes survivantes souhaitent toutes que la violence s’arrête et ne se répète jamais; elles veulent se sentir en sécurité dans toutes leurs activités sur le campus. Les mesures immédiates peuvent leur procurer ce sentiment de sécurité sans qu’elles doivent pour cela déposer une plainte officielle.

Bien sûr, il ne faut jamais perdre de vue qu’il peut exister des traumatismes sous-jacents et qu’il est important d’employer une approche sensible aux traumatismes, c’est-à-dire :

  • Assurer une communication claire et régulière avec les parties, ce qui comprend faire des suivis périodiques et désigner une ou un responsable à aviser en cas de changements dans leur situation.

  • Gérer avec soin les attentes, surtout dans le cas des personnes aux prises avec des traumatismes préexistants, puisque leur réaction risque d’avoir des causes qui débordent du cadre de l’incident lui-même. Il faut toujours énoncer clairement l’objectif des mesures immédiates, qui sont conçues en réponse à l’inconduite alléguée. 

  • Communiquer les mesures aux deux parties en utilisant un langage clair et simple.

  • Éviter de conclure quoi que ce soit de l’attitude ou de la réaction de la personne au moment de la discussion, car les traumatismes peuvent jouer sur l’affect.

  • Discuter avec la personne qui a vécu la violence de ses besoins et de ce qui peut être fait pour y répondre. Il faut l’écouter et lui donner des choix, tout en l’aidant à comprendre les limites de ce qui est possible pour l’établissement.

Comme la procédure de plainte elle-même, les mesures immédiates sont confidentielles. Il y a néanmoins quelques exceptions. Elles peuvent ainsi être communiquées quand c’est nécessaire pour leur administration, c’est-à-dire que des renseignements précis peuvent être révélés à ceux et celles qui ont une raison légitime de les connaître. Dans une approche sensible au trauma, il faut veiller à bien informer les parties que cette communication aura lieu et souligner que c’est la responsabilité de l’établissement d’assurer le respect des mesures (la personne survivante n’a pas à porter ce poids sur ses épaules).

Pour en savoir plus sur les mesures immédiates, vous pouvez consulter ces ressources du projet Le courage d’agir : 

  • Le traitement des plaintes de violence à caractère sexuel sur les campus — Guide synoptique pour l’équité procédurale, la prise en compte des traumatismes et la réduction des dommages, chapitre 8 (en attendant que la version française soit mise en ligne, on peut lire la version anglaise ou le sommaire en français qui se trouve sur le site web du projet Le courage d’agir, sous l’onglet Knowledge Centre); 

  • Le webinaire de la série Deep Dive consacré aux mesures provisoires (en anglais).

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Référence suggérée : Eerkes, D. (decembre 2022). Des questions simples aux réponses compliquées: Partie 6. Le courage d’agir. www.couragetoact.ca/blog/questions-simples-6

Deb Eerkes (elle/she/her)

Deb Eerkes est coordonnatrice de la réponse à la violence sexuelle à l’Université de l’Alberta. Son rôle consiste à examiner et à renforcer la politique et les procédures de l’établissement, à s'assurer que les programmes de formation sont accessibles et reflètent les meilleures pratiques, et à créer un réseau d’expertise et de ressources à travers l’établissement.

Deb a occupé plusieurs postes au sein de l’Université de l’Alberta, dont ceux d’ombudsman étudiant, de responsable de la discipline, de responsable du respect des droits humains et de directrice du Bureau de la conduite étudiante. Elle a eu un rôle clé dans de nombreuses initiatives institutionnelles, dont le développement de la politique sur la violence sexuelle, la mise en place d’un programme de justice réparatrice dans les résidences universitaires, l’élaboration des politiques d’aide aux personnes à risque et le déploiement d’un programme sur l’intégrité académique.