Par : Andréanne St-Gelais, coordonnatrice des activités francophones du Courage d’agir. Basé sur les propos de Kharoll-Ann Souffrant, dans une entrevue réalisée en février 2022.
Titulaire d’une maîtrise et d’un baccalauréat en travail social de l’Université McGill, Kharoll-Ann Souffrant est chercheuse invitée à l’Annenberg School for Communication de l’Université de Pennsylvanie et candidate au doctorat à l’Université d’Ottawa. Sa thèse porte sur le mouvement #MeToo/#MoiAussi du regard de victimes-survivantes afrodescendantes et de militantes afroféministes au Québec.
Un parcours de militance ancré dans l’indignation
Quand on lui demande de décrire ce qui l’a amenée à s’intéresser à la violence sexuelle et genrée dans le cadre de ses recherches doctorales, Kharoll-Ann replonge dans ses souvenirs. En deuxième année du secondaire, soit vers l’âge de 13 ans, l’une de ses collègues de classe a dévoilé avoir été agressée par un autre élève du groupe. Si l’on peut espérer que les choses aient évolué depuis, on se doute de la réaction qu’a alors suscité le dévoilement de la jeune femme dans l’univers scolaire : on a tout simplement refusé de la croire. À ce jeune âge, sans encore avoir le vocabulaire nécessaire pour décrier une manifestation flagrante de la culture du viol, Kharoll-Ann savait pourtant que quelque chose n’allait pas.
Au fil de ses implications dans diverses causes à caractère social, et peu importe les thématiques sur lesquelles elle était amenée à travailler, une évidence s’est imposée : la violence sexuelle et genrée est une constante dans la vie des femmes, malgré la diversité de leurs parcours individuels et collectifs. Pire encore lorsqu’elles dévoilent, elles ne sont pas crues, pas prises au sérieux, pas soutenues. Son mémoire de maîtrise en travail social, intitulé « Le respect de la dignité des femmes dévoilant une agression à caractère sexuel : perspectives d’intervenantes sociales et communautaires Montréalaises » porte d’ailleurs sur ce sujet.
Chercher la voix des femmes afrodescendantes ou Noires
Dans le monde francophone, les études qui parlent de la violence sexuelle envers les femmes afrodescendantes ou Noires peuvent pratiquement se compter sur les doigts d’une seule main. Les recherches menées par Kharoll-Ann s’intéressent au mouvement #MoiAussi tel que vécu par les femmes Noires et afrodescendantes au Québec. Son constat initial est clair : « Il y a des femmes qui sont laissées pour compte dans le mouvement #MoiAussi ». Cela est d’autant plus ironique que c’est grâce aux communautés noires si le mouvement en lui-même existe, autant dans sa forme actuelle que dans son essence la plus fondamentale. Au départ, le mouvement a d’ailleurs été créé par, pour et avec les femmes et les filles Noires : il se voulait une avenue pour la justice sociale ancrée au sein des communautés.
« Le but du mouvement #MoiAussi, au départ, ce n’était pas de faire tomber des hommes puissants. C’était de créer un mouvement de justice sociale et de solidarité pour les communautés noires. »
En devenant viral, le mouvement a ainsi perdu une partie de son essence. On observe le même phénomène en ce qui concerne l’intersectionnalité. En devenant un courant de pensée populaire, on a appliqué à toutes les sauces ce concept qui a pourtant émergé de groupes de femmes Noires et racisées. « Quand une idée ou un concept devient viral, souvent, les personnes qui l’ont créé ne sont plus au centre. On dirait que c’est comme ça que fonctionne la blanchité : ça dénature le propos initial (...), ça dépolitise des initiatives qui étaient faites pour des communautés marginalisées. »
Les origines du mouvement #MoiAussi
Si bien des gens ont désormais conscience que le mouvement #MoiAussi n’a pas débuté avec la publication d’Alyssa Milano sur les réseaux sociaux en 2017, peu savent que ses origines vont bien au-delà de la campagne développée par Tarana Burke en 2006. Les fondements du mouvement découlent en fait des premières dénonciations publiques en matière de violence sexuelle, dont celle d’Anita Hill, alors une jeune stagiaire en droit qui, au tournant des années 1990, a dévoilé le harcèlement sexuel subit de la part de son patron de l’époque, Clarence Thomas. L’affaire avait fait grand bruit puisque celui-ci était alors pressenti pour siéger à la Cour suprême américaine – il y siège d’ailleurs encore à ce jour. Le courage d’Anita Hill, comme celui d’autres victimes et survivantes Noires ayant pris la parole pour dénoncer la violence sexuelle qu’elles subissaient, représente donc les premiers jalons du mouvement #MoiAussi, et ce, bien avant les vagues de dénonciation sur les réseaux sociaux qui ont marqué le paysage politique des dernières années.
Voir l’espoir dans l’adversité
Lorsqu’on la questionne sur ce qui pourrait surprendre les gens dans le travail qu’elle réalise, la réponse de Kharoll-Ann est limpide quant au traitement que l’on réserve habituellement aux voix des femmes Noires et afrodescendantes : « Je ne suis pas la première ni la dernière à faire ce travail. » Elle rêve de voir naître une sorte de think thank québécois sur le féminisme noir, qui réunirait à la fois des femmes, des chercheuses, des survivantes et des militantes de la communauté noire. Un espace véritablement dédié aux femmes Noires, où elles sont libres de penser, de créer et de militer tout en déterminant leurs propres priorités.
Ce qui lui donne de l’espoir et de la joie, c’est le contant quant au fait que nous sommes actuellement dans un moment charnière pour la recherche qui combine la réalité des femmes Noires et la violence sexuelle et genrée. Pour elle, le plus stimulant est de voir la multitude de projets et d’initiatives porteuses qui ont présentement cours sur ces thématiques. Elle est également motivée par la résilience des individus : « Même si j’entends des histoires difficiles, j’ai toujours l’optimisme que les gens peuvent se relever, aller mieux et s’en sortir. » C’est ce qui l’aide à avancer au quotidien.
Pour aller plus loin
L’hégémonie américaine fait trop souvent en sorte que l’on entend seulement parler du féminisme noir tel qu’il se vit aux États-Unis. Pourtant, il y a un féminisme noir au Québec, il y a un féminisme noir au Canada et le milieu est actif, et ce, depuis très longtemps !
Quelques figures inspirantes du féminisme noir au Québec et au Canada :
Marlihan Lopez, militante afroféministe, formatrice, conférencière et consultante
Tarah Paul, chargée de projet Advancing Gender Equity for Black Women, girls and Gender pour WomenatthecentrE et agente de recherche pour le projet HoodSTOP les violences sexuelle de Hoodstock
Delice Mugabo, professeure adjointe au département d’études féministes et de genre de la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa
Nathalie Batraville, professeure adjointe à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia
Dionne Brand, poète, romancière, autrice et professeure à l’École d’anglais et d’études théâtrales de l’Université de Guelph
Quelques exemples d’organisation qui inscrivent leur travail dans une perspective intersectionnelle :
Le Colored Women’s Club of Montreal, le premier regroupement de femmes Noires au Canada
Third Eye Collective, un collectif intergénérationnel militant de justice transformatrice par et pour des survivantes Noires
Quelques textes à consulter :
Souffrant, Kharoll-Ann (2020). « L’entonnoir », La Presse, 10 juillet, https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-07-10/l-entonnoir.php
Bilge, Sirma (2015). « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes, vol. 28, no. 5, https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2015-v28-n2-rf02280/1034173ar/
Un ouvrage de Kharoll-Ann est à paraître à l’automne 2022 aux Éditions du remue-ménage. Sa thèse doctorale devrait être publiée vers la fin de l’année 2023.
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Référence suggérée : Le courage d’agir (2022, Février). Une conversation avec Kharoll-Ann Souffrant. Le courage d’agir. www.couragetoact.ca/blog/kharoll-ann-souffrant.