Présenté par : Jessica Wright
La relation entre la violence fondée sur le genre et le handicap est rarement abordée dans les efforts de lutte et de prévention de cette violence. Bien que l’on ait maintenant tendance à intégrer la notion d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw dans les efforts de lutte contre la violence fondée sur le genre, le handicap est souvent mis de côté, et ce, même dans les conversations qui portent sur la façon dont les personnes peuvent être affectées par de multiples systèmes d'oppression en fonction de divers aspects de leur identité (par exemple, la race ou le genre). Par exemple, certains refuges ou services d’urgence ne sont pas accessibles et l’éducation à la sexualité de même que les efforts de prévention de la violence genrée sur les campus tiennent rarement compte des expériences des jeunes neurodivers autour de ces questions. Or, un élément parfois tabou dans les conversations qui entourent le handicap et la violence sexuelle est le fait que d’être atteint d’un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) ou d’avoir subi un traumatisme peut, en soi, être un handicap.
Dans le cadre de mes recherches à l’Université de Toronto, j’ai exploré comment les jeunes victimes de traumatismes éprouvent des difficultés avec un concept que l’on pourrait appeler « l’accès sexuel ». Les répercussions psychosociales des traumatismes – telles que la dissociation, les difficultés à s’affirmer, l’hypersexualité et la toxicomanie – peuvent compliquer significativement le fait d’avoir des relations sexuelles sûres, consensuelles et agréables pour les personnes survivantes. En d’autres termes, le fait d’avoir subi un traumatisme peut nuire à la capacité des personnes survivantes à participer pleinement à leur vie sexuelle. La justice relative au handicap constitue un cadre qui peut nous aider à comprendre les besoins en matière de sexualité des personnes survivantes ainsi que les aménagements qui doivent être faits par leurs partenaires sexuels pour surmonter les obstacles et assurer des rapports sexuels consensuels et non préjudiciables.
Qu’est-ce que la justice relative au handicap ?
Le concept de justice relative au handicap a été développé au milieu des années 2000 par un groupe de personnes racisées, queer et trans nommé le Disability Justice Collective [le Collectif pour la justice du handicap]. La justice relative au handicap est un cadre qui permet de construire un monde plus juste en examinant la façon dont le handicap et le capacitisme interagissent avec d’autres formes d’oppressions telles que le colonialisme ou l’incarcération. Ce cadre reconnaît explicitement que la justice sociale passe nécessairement par la solidarité entre les différents mouvements qui cherchent à obtenir du progrès social. La justice relative au handicap ne vient pas avec des solutions déjà toutes faites ; il s’agit d’un travail complexe, continu et souvent difficile (Mingus 2010 ; Lakshmi Piepzna-Samarasinha 2018).
Sins Invalid, un collectif nord-américain de personnes handicapées, racisées, queer et trans, énonce 10 principes de justice relative au handicap : intersectionnalité, leadership des personnes les plus touchées, anticapitalisme, solidarité entre les mouvements sociaux, développement durable, solidarité entre les handicaps, interdépendance, accessibilité collective et libération collective (pour la description des différents principes, voir Berne et al. 2018). L’espace manque ici pour discuter des liens qui unissent chacun des principes à la prévention de la violence fondée sur le genre sur les campus, mais j’utiliserai l’exemple de l’éducation au consentement pour montrer comment deux de ces principes, l’interdépendance et l’accessibilité collective, peuvent être utilisés à travers les activités de prévention et d'éducation pour mieux répondre aux besoins d’accès sexuel des personnes survivantes.
Avant tout, il est important de noter que les personnes handicapées sont souvent considérées comme des « problèmes » au sein de la société (c’est-à--dire qu’elles sont perçues comme une charge pour l’État en raison des ressources dont elles ont besoin pour vivre, comme les technologies d’assistance ou les services thérapeutiques). Une approche basée sur la justice relative au handicap part du principe que le handicap n’est pas un problème : c’est plutôt l’incapacité de notre société à prendre en compte et à célébrer la diversité des capacités qui est oppressive. Le fait d’avoir besoin d’une rampe pour accéder à un bâtiment n’est pas un problème. Le problème réside plutôt dans le fait que notre société est conçue autour de la présomption capacitiste selon laquelle tout le monde peut utiliser les escaliers.
L’éducation au consentement se fonde généralement sur des présuppositions capacitistes, ce qui désigne les personnes survivantes qui éprouvent des difficultés avec cette notion comme un « problème ». Par exemple, l’éducation au consentement part du principe que dire « oui » peut être ou sera toujours enthousiaste, ce qui peut culpabiliser les personnes survivantes qui, à juste titre, peuvent avoir du mal à apprécier les rapports sexuels après avoir subi une agression. En outre, pour les personnes survivantes, le consentement n’est parfois pas aussi simple que « oui » ou « non » et elles peuvent avoir l’impression de se retrouver dans une zone grise. Les survivants et les survivantes aux prises avec ces difficultés ne constituent pas un problème, ils et elles ont simplement besoin d’une attention particulière que l’on peut difficilement imaginer dans les cadres actuels à travers lesquels est promulguée l’éducation au consentement dans notre société.
Utiliser les principes d’interdépendance et d’accessibilité collective pour améliorer l’éducation au consentement
Le colonialisme occidental perpétue l’idée que nous sommes en compétition avec les autres et, qu’en conséquent, nous devons nous protéger de l’intérêt personnel des autres. Cela se reflète dans la manière dont le consentement est enseigné : comme une transaction destinée à protéger quelqu’un de quelqu’un d’autre. Plutôt que de souscrire à cette approche, nous pouvons célébrer notre interdépendance et mettre de l’avant l’idée que le fait de prendre soin des autres et que les autres prennent soin de nous en retour est essentiel à notre bien-être et à notre survie. Comment se façonnerait l’éducation au consentement si elle partait du principe que nous avons besoin d’une société plus douce, plus connectée et plus attentionnée pour réellement lutter contre la violence fondée sur le genre ? Il serait alors possible d’intégrer une discussion sur le fait que les personnes survivantes de traumatismes, telles que celles qui ont été maltraitées par des figures parentales, peuvent avoir du mal à comprendre et à exprimer leurs besoins. Nous pourrions aussi reconnaître que les partenaires d’une personne survivante doivent discuter fréquemment avec elle et lui laisser le temps et l’espace approprié pour réfléchir à son ressenti.
Le traumatisme est souvent perçu comme une blessure, un déficit et un problème qui doit être guéri. Je vois plutôt le traumatisme comme une possibilité : la possibilité relationnelle d’interagir en partant du principe que nous avons besoins des autres et que nous agissons en conséquence (voir Rakes 2019).
L’accessibilité collective est l’idée selon laquelle même si l’État ne reconnaît pas ou ne respecte pas les besoins des personnes handicapées, ces besoins sont valables et devraient être satisfaits par la communauté. Berne et al. (2018) définissent l'accessibilité collective comme un espace où « nous pouvons partager la responsabilité de nos besoins en matière d’accessibilité, nous pouvons demander à que nos besoins soient satisfaits sans compromettre notre intégrité, nous pouvoir trouver un équilibre entre l’autonomie et le fait de vivre en communauté, nous pouvons exprimer nos vulnérabilités en sachant que nos forces sont respectées [traduction libre] » (229). Pour les personnes survivantes qui ont de la difficulté à déterminer leurs besoins en matière de sexualité parce qu’elles sont dissociées, par exemple, l’accessibilité collective nous rappelle que ce fardeau n’est pas individuel, mais qu’il s’agit plutôt d’une responsabilité collective et communautaire de permettre la sécurité et la non-violence dans les relations sexuelles. L’éducation au consentement pourrait porter une attention particulière au fait d’apprendre aux gens à reconnaître les signes de dissociation chez les autres. De même, il serait possible de transmettre des compétences qui permettent de réduire le niveau de dissociation afin de promouvoir la prise en charge collective et d’aider les personnes survivantes à avoir des relations sexuelles qui soient consensuelles et qui ne leur sont pas préjudiciables.
La justice relative au handicap consiste à rêver d’un avenir libérateur. Comment pourrait-on autrement mobiliser l’éducation au consentement pour construire des communautés profondément solidaires et connectées, et ce, afin de créer un accès collectif à des relations sexuelles consensuelles, agréables et qui ne portent pas préjudice ?
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Références
Berne, P., Levins Morales, A., Langstaff, D., and Sins Invalid. “Ten Principles of Disability Justice.” WSQ: Women's Studies Quarterly 46.1-2 (2018): 227-230.
Lakshmi Piepzna-Samarasinha, L. Care Work: Dreaming Disability Justice. Arsenal Pulp Press, 2018.
Mingus, M. “Reflections on an Opening: Disability Justice and Creating Collective Access in Detroit.” Leaving Evidence. August 23, 2010. Web.
Rakes, H. "Crip Feminist Trauma Studies in Jessica Jones and Beyond." Journal of Literary & Cultural Disability Studies 13.1 (2019): 75-91.
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Référence suggérée : Wright, Jessica. (2022, mai). Créer une culture de consentement et du prendre soin collectif grâce aux principes de la justice relative au handicap. Le courage d’agir. www.couragetoact.ca/blog/culture-de-consentement.